“Les ravages de la bonne conscience” par Alain Doudiès

La  rencontre sur les relations entre les médias et les mairies dirigées par le Front national du lundi 10 octobre,dans les locaux du club de la presse à Montpellier, a inspiré à Alain Doudiès, consultant en communication publique et  ancien journaliste, l’article ci-dessous:

“En organisant la rencontre « Médias et mairies FN : les liaisons houleuses », les clubs de la presse du Gard et du Languedoc-Roussillon ont donné à comprendre comment les médias couvrent les mairies Front national ou, comme Béziers, soutenues par le Front national. Nous avons appris quelles sont, dans leur complexité et leur ambivalence, entre tensions et apaisements, les relations entre ces élus et les journalistes et comment travaillent les rédactions, souvent difficilement.
Mais ce coup de projecteur a aussi crûment mis en lumière l’attitude des journalistes invités (1). Avec quelques nuances, ils ont montré une incroyable satisfaction, une stupéfiante bonne conscience. Bonne conscience de professionnels, campés dans l’immuable et immémoriale certitude que la recherche de la « neutralité » et la quête de l’ « objectivité » valent en soi, qu’elles suffisent, sans être contestables, les mettent donc à l’abri des critiques et à l’écart de leurs propres interrogations. Cette bonne conscience se renforce par l’état de victimes de journalistes attaqués collectivement ou même nommément. Ravages de la bonne conscience. A entendre ces inoxydables expressions du bonheur d’être journaliste surgissent une série de questions, effleurées plus que traitées au cours des échanges.
N’attend-on pas de la presse, non seulement qu’elle transcrive la réalité, aussi exactement, et scrupuleusement que possible, mais aussi qu’elle la scrute, la décrypte, l’analyse en profondeur, en enquêtant sans relâche, en débusquant la manœuvre derrière l’apparence ? Est-ce le cas ? Les affirmations comme « Nous ne sommes pas des maîtres penseurs », « Nous n’avons pas à entrer dans le jeu politique », classiques et mécaniques prises de position de la classe journalistique arrimée à sa prétendue « indépendance », jusqu’à quel point valent-elles ?
A cette question complexe pas de réponse simple. Mais, avec regret, je constate que les journalistes participant au débat n’ont en rien exprimé cette interrogation et encore moins quelque crainte.
La confortable position d’« observateur » dans laquelle se complaisent beaucoup de journalistes, est-elle une démission ? Acteurs, nolens volens, des batailles idéologiques qui se déploient, les médias seraient donc légitimes à ne pas y prendre part clairement ? A occuper une position sans prendre position. Comment donc s’exerce, ici et maintenant, dans une situation historique particulière, la responsabilité des journalistes ? Quelle est la limite à partir de laquelle le tolérable devient inacceptable ? Ces journalistes raconteraient-ils avec la même quiétude l’arrestation d’opposants politiques, provoquée par un nouveau gouvernement ? Est-ce que les attaques de responsables de l’extrême droite sont de même gravité qu’autrefois les salves publiques de Georges Frêche ou, aujourd’hui, les emportements rageurs de Jean-Luc Mélenchon ? Ou s’agit-il d’une violence délibérée venant d’organisations politiques qui en ont fait une méthode, aujourd’hui tempérée et insidieuse, de conquête du pouvoir ?
Ces politiques n’ont pas l’exclusivité de la violence – voir les groupuscules de l’ultra gauche – mais leurs poids dans l’opinion et leurs fonctions officielles donnent une tout autre dimension à leurs pratiques.
Enfin, en chacun de ces journalistes, où est le citoyen ? Il n’y aurait donc aucun rapport entre l’homme de rédaction et l’homme de conviction ? Jusqu’à quel point cette distinction est-elle possible ? Avons-nous besoin d’acteurs de la démocratie par leur seul rôle d’observateur ou de chiens de garde de la démocratie par la défense éclairée, délibérée, des valeurs de notre République ?
Donc, plus de questions que de réponses. Mon inquiétude et le désir d’inviter au débat m’ont guidés. Mais une dernière interpellation me tarabuste : journalistes, êtes-vous, sans le vouloir, d’actifs et aveugles contributeurs à la banalisation de l’extrême droite ?”

Alain Doudiès, consultant en communication publique et  ancien journaliste

(1) Patrice Maggio, rédacteur en chef de Var Matin, Guillaume Daudin, journaliste à l’Agence France Presse, spécialisé dans le suivi du Front national, notamment de sa manière de gérer les villes, Ludovic Trabuchet, chef d’agence de Midi Libre à Nîmes, ancien chef d’agence à Béziers, et Gérard Marty, journaliste à France Bleu Hérault, en poste à Béziers.

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